Comment devenir Parisien·ne ?
Notes sur l’exposition
Deux ans après le décès de Huang Yong Ping, le dialogue que celui- ci entretenait au quotidien avec Shen Yuan, sa compagne de vie et complice intellectuelle depuis toujours, n’est pas rompu : ensemble ils poursuivent leurs échanges d’idées et de pratiques créatives tout en continuant d’expérimenter comment vivre, pour le meilleur et pour le pire, à Paris, leur ville d’adoption depuis plus de trente ans. En fin de compte, il s’agit de savoir comment devenir de vrais Parisien·ne·s... Cette fois cependant, la conversation qui ne peut malheureusement plus se faire par la parole, se traduit avec davantage de détermination et par un acte fort : la réalisation de leur ultime projet commun, une exposition en duo à la galerie kamel mennour.
Ce projet trouve son origine dans un événement qui pourrait passer pour insignifiant. Début 2019, alors que Shen Yuan travaillait à son œuvre Samedi inspirée des scènes déconcertantes d’affrontements entre Gilets jaunes et policiers sur les Champs-Élysées, Yong Ping lui présenta un exemplaire du livre Paris brûle-t- il ? de Dominique Lapierre et Larry Collins (par la suite adapté en film par René Clément).
Ayant vécu à Paris durant trois décennies, les deux artistes ont eu le temps de comprendre que Paris n’est pas simplement la capitale de l’amour et de la beauté, mais qu’elle est aussi un foyer de révolutions et de violence, un brasier à la fois potentiel et réel. C’est ce qui a valu à la ville d’être tout autant un paradis de liberté qu’un enfer de répression... Paris a été le théâtre de nombreux événements qui ont marqué l’histoire de France : la Révolution française, la Restauration, l’Invasion prussienne, la Commune de Paris, les deux Guerres mondiales, Mai 68 (sans oublier la sanglante répression des Algériens en 1961), puis les vagues d’attentats terroristes depuis les années 1970. Autrement dit, le feu a toujours existé au cœur de la cité. Un peu comme si, afin de devenir véritable Parisien·ne, il fallait passer par toutes sortes de « baptêmes du feu » !
Dans leurs travaux respectifs, Huang Yong Ping et Shen Yuan se sont activement engagés à étudier la complexité et les causes de ces événements « brûlants ». Dans Trois pas, neuf traces (1996), Huang Yong Ping a ainsi exploré les raisons des tensions entre les attentats terroristes de 1995 et la réponse du gouvernement, tandis que Shen Yuan relatait dans Alley-Battle (1997) la violence des scènes de manifestations de rue quasi quotidiennes dans la ville. Le 15 avril 2019, ils ont aussi été profondément choqués par les images retransmises en direct de la Cathédrale de Notre-Dame en feu et de l’effondrement de sa flèche, illustre symbole de fierté parisienne. Huang Yong Ping n’a pas pu s’empêcher de penser à « reconstruire » la flèche détruite ; et pour lui, celle-ci se devait forcément alors d’être représentée à l’envers, et placée derrière un rideau d’entrée de mosquée... Dans les faits, cet accident n’était pas le seul signe qui montrait que Paris devait faire face à son destin : malgré cet événement dramatique, le mouvement des Gilets jaunes a continué à prendre de l’ampleur. Il est même devenu de plus en plus virulent, avec toujours plus d’embrasements... Ce nouveau « baptême du feu » a poussé Shen Yuan à approfondir ses investigations. Dans cette effervescence de l’actualité, et avec un indéniable désir de raviver le dialogue et la flamme avec Yong Ping son bien aimé, elle a enfin mené à terme son projet Samedi.
Le feu ne brûle pas seulement Paris, il est partout. Le « baptême du feu » est une sorte de passage obligé partout où surgit la quête de liberté et de justice face à la répression politique et aux crises sociales. Cela s’avère d’autant plus intense dans une ville comme Hong Kong, où les négociations deviennent des bras de fer complexes entre transition postcoloniale et globalisation, règne néo-totalitaire et revendications pour la démocratie. Au cours des dernières années, le Mouvement des parapluies et celui contre l’amendement de la loi d’extradition ont marqué l’ultime ascension et chute de ce territoire devenu enjeu crucial pour l’avenir de la Chine et bien au- delà. Les flammes qui brûlaient dans le quartier de Central et dans le campus de l’Université polytechnique de Hong Kong représentèrent un nouveau « baptême du feu » aux yeux du monde entier... Pour leur exposition Hong Kong Foot à la galerie Tang Contemporary à Hong Kong en 2017, Shen Yuan a conçu Yellow Umbrella / Parasol, évoquant de manière littérale les manifestations qui se déroulaient dans la ville et leur impact au niveau de l’espace urbain et de la transformation sociale. Parallèlement, Huang Yong Ping entendait révéler avec Les Consoles de Jeu Souveraines l’inextricable enchevêtrement de l’histoire et du présent, de la situation coloniale et de l’émancipation postcoloniale — qui a fini par déterminer le sort actuel de la ville.
Huang Yong Ping et Shen Yuan ont tous deux voyagé et travaillé entre la France, la Chine et différentes régions du monde, comprenant mieux que quiconque comment se joue le destin. À son tour, cette compréhension les a aidés à affirmer leurs stratégies pour devenir de vrais Parisien·ne·s. Il s’agit toujours de voyager entre les cultures, les sociétés, les politiques, et de rassembler tout ce qui se trouve sur leurs trajectoires pour former un nouveau mode d’existence, dans une confrontation et négociation permanente avec des valeurs, modes de vie, idéologies et systèmes contradictoires.
En d’autres termes, être Parisien·ne c’est être citoyen·ne du monde doté·e de beaucoup de courage, d’une intelligence critique et d’une vive imagination permettant d’affronter les défis géopolitiques d’aujourd’hui et de demain, avec une compréhension profonde des causes et des effets de l’histoire. C’est en quelque sorte un jeu de ping-pong, à l’instar de ce que Shen Yuan a mis en scène dans ses installations avec des « batailles » se déroulant sur les tables de ping-pong. « À distance » résonne une œuvre modeste de Huang Yong Ping, Ping- Pong (boîtes lumineuses, 2003), clin d’œil à Alighiero Boetti, mais aussi jeu de mots sur son propre nom...
La Guerre froide a représenté un « baptême du feu » pour le monde entier. Elle a été marquée par de nombreux événements spectaculaires et stupéfiants qui ont évité de peu de nouvelles guerres mondiales : de la compétition acharnée pour la conquête spatiale à la crise cubaine, de la construction du mur de Berlin à la guerre du Vietnam... Toutefois, une anecdote à propos d’un détail de la vie quotidienne s’avère particulièrement intéressante. Un certain 24 juillet 1959, dans une cuisine moderne présente sur les stands de l’Exposition nationale américaine à Moscou, le vice-président des États-Unis Richard Nixon et le Premier secrétaire de l’Union soviétique Nikita Khrouchtchev débattaient de la différence entre le capitalisme et le socialisme. Cette cuisine moderne a depuis été considérée comme un symbole du rêve américain qui a influencé le monde entier et a aussi indirectement conduit à la chute définitive de l’Union soviétique. Cependant, ce rêve américain semble s’effondrer progressivement aujourd’hui. Le rêve chinois a même été désigné à un moment pour le remplacer... Sommes-nous à l’aube d’une « nouvelle ère » qui verrait « l’Est s’élever et l’Occident sombrer » ? De manière ironique, comme le montre la dernière œuvre que Huang Yong Ping a réalisée pour le Garage Museum à Moscou : la cuisine américaine a conquis de nombreux Chinois mais les cafards y grimpent partout... Le rêve deviendrait-il cauchemar ? Et si un incendie allait se déclarer à cause d’un court-circuit provoqué par cet insecte ? La cuisine moderne, en dépit de ses atouts technologiques, ne pourrait alors pas éviter le destin d’être détruite par le feu...
Voilà un « baptême du feu » pour nous tous. Comment peut-on s’en remettre ? Huang Yong Ping s’est toujours intéressé aux sorts inexplicables révélés par toutes sortes de divinations. Il avait une passion profonde pour les connexions mystérieuses entre les éléments les plus improbables qui ont configuré le monde tel qu’il est. C’est précisément comme cela qu’il nous a persuadés, à travers sa pratique, à nous demander qui nous sommes et où nous allons. En s’appropriant le roman légendaire de Balzac, La Peau de chagrin, et en le détournant, il a créé son propre talisman qui nous incite à nous confronter au dilemme de choisir de réussir mais finir par mener la vie la plus terrible. Peut-on réaliser ses désirs sans échapper à un destin préétabli ? Et comment ? Cela semble d’ailleurs être aussi une question particulièrement intéressante face au désir de devenir véritablement Parisien·ne...
Alors pourquoi pas s’asseoir sur un lion et lire La République de Platon, comme l’indique sa dernière œuvre. Sans doute est-il possible d’y trouver une sorte de révélation de la vérité. Mais il faut alors se cacher le visage... C’est à ce prix en effet de la dissimulation ultime que l’on pourra profiter de la liberté absolue d’« un destrier céleste s’élançant sans contrainte à travers les cieux ».
En attendant, la véritable flèche de Notre-Dame reste à reconstruire, tandis que davantage de feu pourrait encore embraser les Champs-Élysées... Parisien·ne·s, encore un effort !
— Hou Hanru
Rome, 22 novembre 2021
« Is Paris Burning? 2019 [Paris brûle-t-il ? 2019] »
J’ai choisi cette phrase interrogative comme titre de notre double exposition. D’où vient-elle ? Début 2019, un jour où j’étais en train de travailler sur l’œuvre Samedi dans mon atelier, Yong Ping est venu me montrer un livre intitulé Is Paris Burning ? [1] Celui-ci retrace l’histoire de Paris à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’Allemagne est au bord de la défaite. Hitler ordonne la destruction de Paris en geste de représailles, mais son général lui désobéit et Paris se voit ainsi sauvé. Par le passé, cette ville a toujours été mêlée au feu. Et celui-ci est souvent évoqué par les gens comme l’expression d’une passion ou d’une cruauté envers la ville. Lorsque Kamel Mennour nous a proposé, à Yong Ping et moi-même, de préparer une exposition dans deux espaces de sa galerie, nous avons décidé de prendre Paris comme thème, d’une part pour marquer nos trente ans de vie dans cette ville et d’autre part pour l’inscrire à jamais dans nos parcours artistiques. Afin de raconter ce lien, nous sommes partis d’une bribe de son Histoire, ou d’une anecdote de son passé.
« Is Paris Burning? 2019 » est également la prolongation d’un dialogue entre Yong Ping et moi, présenté sous la forme d’une double exposition, intitulée « Hong Kong Foot: Huang Yong Ping & Shen Yuan [2]», au Tang Contemporary Art à Hong Kong fin 2017. Il me semble nécessaire ici de la décrire brièvement de manière à retracer le lien entre les deux événements. Pour cette exposition, Yong Ping avait réalisé trois œuvres, dont Les Consoles de Jeu Souveraines. Voici ce qu’il notait au sujet de cette œuvre :
« Inspirée d’un manège de rue, cette œuvre est constituée de deux plaques tournantes dans les sens opposés sur deux niveaux. Sur la grande plaque, sont posés sept objets : un cheval blanc sans tête ; une structure en forme de cerf ; une maquette de porte-avions en fer ; un tigre en papier ; un jouet en forme de tigre ; un modèle anatomique de criquet agrandi ; et une grenouille en aluminium. Entre ces objets, de multiples jeux sont engagés : le cheval blanc sans tête tatoué d’un symbole napoléonien qui rappelle la monture de l’empereur ; le jeu entre le cheval et le cerf est une référence à la locution chinoise « appeler un cerf un cheval [3] » qui illustre le détenteur du pouvoir absolu ; le porte-avions : machine de guerre rénovée et démonstration ostensible de puissance en contradiction avec son rôle initial d’attraction touristique ; le tigre en papier (qui sous-entend un ton de dérision face à l’impérialisme [4]) et le jouet du tigre de Tipu [5] qui symbolise les malédictions du Sultan Tipû Sâhib de Mysore contre la Compagnie britannique des Indes orientales ; le jeu de mots entre le criquet et le ‘péril jaune [6]’, tous deux impressionnant par leur nombre et dévorant tout sur leur passage ; et enfin la raine (grenouille), extrait du mot ‘souve-raines’, qui marque son territoire par son coassement. Tous ces jeux évoquent les thèmes de la « souveraineté », du « territoire », de la « possession » et de « l’homogénéisation », ainsi que celui de « l’organisation ». L’homogénéité en question ici n’est pas simplement l’homogénéisation humaine (raciale), mais aussi celle de la terre (revendication du territoire et de la frontière), et surtout la souveraineté sur les animaux terrestres. Ce processus d’homogénéisation est ainsi suggéré par l’union symbolique entre les tigres indiens et les locaux contre l’hétérogénéité incarnée par l’envahisseur. Dans l’autre plaque tournante, relativement plus petite, sont suspendues une vingtaine de maquettes en fer qui figurent des îles du territoire hongkongais, y compris l’île de Hong Kong, Lantau, la péninsule de Kwoloon ainsi que d’autres îles de tailles différentes (en réalité, Hong Kong compte plus de deux cents îles). Ces pièces constituent un jeu d’équilibre, et une île de plus signifie un poids de plus. On revient ici au Léviathan de Hobbes et aux idées du géant, de l’État, du monstre et des animaux, tous ici entremêlés dans une « machine de souveraineté » qui représente l’âme. »
Empreintes de Sceaux en cire, la deuxième œuvre de Yong Ping, est une aquarelle peinte sur un long rouleau que nous pouvons considérer comme un pendant écrit à l’œuvre Les Consoles de Jeu Souveraines. Il y est question de relations entre les notions de contrat, de loi, de traité, de mandataire, de signature et de sceau. La Peau de chagrin, sa troisième œuvre, tire quant à elle son inspiration du roman d’Honoré de Balzac dans lequel une peau magique rétrécit à mesure que son possesseur exprime un souhait. L’œuvre de Yong Ping est une peau d’âne tendue sur laquelle est pyrogravée une phrase en arabe issue du roman, à peine modifiée, et à laquelle le mot « Hong Kong » vient s’ajouter tout en haut. On peut lire :
« Hong Kong - si je te possède, je posséderai tout. Mais ma vie t’appartiendra. Dieu l’a voulu ainsi. Désire, et tes désirs seront accomplis. Mais règle tes souhaits sur ta vie. Elle est là. À chaque vouloir, je décroîtrai comme tes jours. Me veux-tu ? Prends. Dieu t’exaucera. »
À l’image de la peau de chagrin du roman, cette œuvre suggère que de nos jours, les désirs humains empiètent sur les libertés et les font rétrécir.
Mon œuvre présentée à l’exposition « Hong Kong Foot » s’appelle Yellow Umbrella/Parasol. Il s’agit d’un ensemble de maquettes posées sur quatre plans de travail. Les parapluies jaunes évoquent un mouvement éponyme étudiant né à Hong Kong en 2014. Les parasols font référence aux domestiques philippines expatriées qui se retrouvent régulièrement dans des espaces publics pour passer le dimanche ensemble. Je mets en parallèle ces deux types de rassemblements : l’un est illégal et l’autre légal.
Yong Ping et moi avions, sous des angles différents et à nos manières respectives, illustré nos réflexions sur ce territoire si particulier qu’est Hong Kong, autour des thématiques coloniales, des problèmes de souveraineté et de liberté, et du mouvement Occupy Central. Il privilégiait un angle historique, tandis que moi je cherchais à trouver des liens à partir de fragments et détails de la vie ordinaire. Nous étions cependant tous les deux infectés par le Hong Kong Foot.
Notre double exposition à la galerie kamel mennour s’intitule « Is Paris Burning? 2019 ». Dans ce titre, 2019 représente à la fois l’année où nous avons réfléchi ensemble sur le projet, mais aussi l’année où ont eu lieu les évènements autour du « feu » évoqués dans l’exposition. Si ces actualités se sont cristallisées dans le temps, leurs significations ne sont pas enfermées dans le passé. Même si depuis lors le dialogue entre Yong Ping et moi-même ne peut se réaliser que via nos œuvres, il ne s’épuisera jamais. Yong Ping avait choisi de réunir cinq de ses œuvres dans cette exposition. La première, présentée à l’entrée du 6 rue du Pont de Lodi, est une grande bâche verte, soit la reproduction d’une tenture de porte qu’il avait remarquée devant une mosquée d’Istanbul. À l’instant où le visiteur soulève cette toile pour pénétrer dans la galerie, une impression de déplacement et de désorientation dans l’espace se fait sentir. Se présente aussitôt au visiteur la deuxième œuvre qui est la reproduction de la pointe de la flèche de Notre-Dame de Paris détruite durant l’incendie du 15 au 16 avril 2019. Mesurant huit mètres de long, celle-ci est suspendue au plafond telle une épée et pointe les escaliers descendant vers la seconde salle, au centre de laquelle est suspendue l’œuvre principale de l’exposition. Intitulée Cuisine américaine et cafards chinois, cette installation a été présentée pour la première fois lors de l’exposition « The Coming World: Ecology as the New Politics 2030-2100 » au Garage Museum à Moscou du 28 juin au 1er décembre 2019. Yong Ping écrivait à propos de cette œuvre :
« Lors de l’exposition nationale américaine à Moscou en 1959, le vice-président américain Richard Nixon eut un débat avec le secrétaire du Parti communiste soviétique Nikita Khrouchtchev sur la cuisine américaine [7]. En 2006, tout a changé : la cuisine américaine est entrée dans la vie quotidienne des Chinois, tandis que les cafards chinois se sont infiltrés dans la cuisine américaine ».
Yong Ping utilise « la cuisine » pour parler de la récente guerre économique entre les États-Unis et la Chine, ainsi que du nouvel ordre géopolitique mondial. La quatrième œuvre, Chevalier du XXIe siècle empaillé, est une reproduction du corps de Yong Ping qu’il a fait mouler en plâtre en 2019. « Il » est assis sur un lion, en train de lire La République de Platon. Enfin, la dernière œuvre est un drapeau sur lequel est écrit : « Puissante est ma bouche [8] ». Toutes ces œuvres traitent de la religion, de l’État et des régimes politiques, soit des thèmes qui ont intéressé Yong Ping durant ces dernières années. Rappeler l’histoire du débat entre Nixon et Khrouchtchev sur les avantages et défauts du capitalisme et communisme revêt une signification profonde aujourd’hui.
Au 5 rue du Pont de Lodi, je présente mon œuvre Samedi, composée de trois tables de ping-pong, qui évoque les manifestations populaires ayant eu lieu dans les rues de Paris depuis fin 2018. La première table reconstitue une scène de manifestation du mouvement des Gilets jaunes. Mélange de réalité et de fiction, cette « scène » est présentée sous la forme d’une maquette, et aussi d’un travail en cours. Elle ne se limite de fait pas à l’événement lui-même ni à sa temporalité. La deuxième table a quant à elle été transformée en bassin, et son filet en filet de pêche. Des poissons circulent et passent entre les mailles. Cette image de poissons pris dans un filet me faisait penser au terme d’« interpellation » qui revenait sans cesse dans les journaux télévisés. Enfin, la troisième table est équipée d’une machine à lancer des balles de ping-pong avec laquelle le public est invité à jouer.
Exposée en regard, l’œuvre Yellow Umbrella/Parasol dialogue avec Samedi : des manifestations de rue, dans deux territoires très éloignés apparaissent à la fois en contraste et en écho. D’une certaine manière, la démocratie ressemble au ping-pong : c’est une autre forme d’aller-retour. Par quels moyens le peuple exprime-t-il les points brûlants de ses émotions et de ses colères, si ce n’est dans ses actions de pétitions, de plaintes et de manifestations ? Le feu semble être, en la matière, le meilleur des symboles et une escalade des impulsions peut finir par mettre le feu. Et c’est pour cette raison que mon installation a cette « odeur de brûlé ».
L’année 2019 fut exceptionnelle. Je me rappelle encore de la soirée où Yong Ping et moi avons regardé à la télévision l’incendie de Notre-Dame, jusqu’à l’extinction de la dernière flamme. Je pense que c’est à ce moment- là qu’il a eu l’idée de reproduire la flèche, un symbole qui semble concentrer en lui seul toutes les questions qui l’ont intéressé ces dernières années. La flamme qui consumait la flèche montait vers le ciel et perdurait longuement. Cela ressemblait à un sacrifice divin. Encore aujourd’hui lorsque l’on songe à Paris, il est difficile de faire abstraction de ce feu, et cela m’amène à penser que le charme de Paris et l’image du feu sont désormais étroitement liés.
— Shen Yuan
Paris, 17 novembre 2020
Remerciements pour les traductions des textes : Yu Hsiao-Hwei & Evelyne Jouanno [Hou Hanru] ; Axelle Blanc, Pierre-Jacques Pernuit, Sisi Yang & Hui Zhang [Shen Yuan].
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1. COLLINS Larry, LAPIERRE Dominique, Is Paris Burning? (édition chinoise), Nanjing, Yilin Press, 2013.
2. « Hong Kong Foot » est le nom donné à une maladie fongique du pied, d’abord utilisé par les colons britanniques arrivés à Hong Kong pendant la deuxième moitié du XIXème siècle, quand ils furent infectés pour la première fois sous le climat tropical. « De nos jours où les déplacements humains et les échanges d’informations s’intensifient à l’échelle mondiale, le mot ‘Hong Kong Foot’ prend une nouvelle dimension : tout ce qui a affaire à cette ville est contaminé par ses maux – le ‘Hong Kong Foot’ – ainsi ‘l’arme la plus puissante’ de ce territoire est-elle de propager les symptômes de ‘Hong Kong Foot’ à tout ce qui vient s’y immiscer. » (Huang Yong Ping, extrait du texte de présentation de l’exposition).
3. « Appeler un cerf un cheval » (指鹿为马) est une locution chinoise qui signifie confondre le vrai et le faux. L’anecdote, issue du Shiji, Mémoires historiques de l’historien Sima Qian (écrit de -109 à -91), raconte comment l’eunuque Zhao Gao démontre son pouvoir en désignant un cerf par un cheval contre l’avis de l’empereur, et grâce au soutien de la cour, parvient ainsi à faire destituer le monarque, accusé de folie.
4. L’œuvre fait référence à l’expression de Mao Zedong : « Tous les réactionnaires sont des tigres en papier » ; formule métaphorique devenue célèbre pour désigner ce qui est en apparence menaçant, mais en réalité inoffensif.
5. Créé pour le sultan Tipû Sâhib de Mysore en 1790, le Tigre de Tipu est un orgue représentant un tigre tuant un soldat britannique. Il est conservé au Victoria and Albert Museum à Londres.
6. Le criquet (huang) se prononce en chinois comme la couleur jaune huang. L’artiste fait ici référence à son œuvre Péril jaune (1993) dans laquelle il a enfermé un grand nombre de criquets (représentant les peuples d’Asie) et quelques scorpions (figurant les Occidentaux) qui s’entretuent.
7. Le fameux “Kitchen Debate”.
8. Il s’agit ici d’un jeu de mots et la phrase fait référence à un documentaire intitulé Qu’elle est puissante, ma patrie. Quand le caractère en chinois 国 qui désigne le pays/la patrie se vide à l’intérieur, il devient un autre caractère 口, qui veut dire la bouche.
Né en 1954 à Xiamen, Chine.
Il vécu à Paris jusqu’à son décès en 2019.
Née en 1959 à Xianyou, Chine
Vit et travaille à Paris